Poésie : Les gardiens du feu
Titre : Les gardiens du feu
Poète : André Lemoyne (1822-1907)
À Saint-René Taillandier.
I.
En décembre les jours sont de courte durée,
Notre zone brumeuse est à peine éclairée :
À la pointe du Raz, dès quatre heures du soir,
Le soleil tombe en mer, la nuit jette son voile ;
Et jusqu'au lendemain pas un rayon d'étoile.
Sur la côte où le flot se brise, tout est noir.
De la pointe du Raz aux bancs de la Gironde,
Écumeur éternel, partout l'Océan gronde,
Sur des milliers d'écueils multipliant son bruit
(Autant d'écueils, autant de souvenirs funèbres),
Cette voix de la mer, parlant seule aux ténèbres,
Est sinistre durant quatorze heures de nuit.
Et surtout quand on pense aux nombreux équipages
Qui, par les soirs d'hiver, poussés dans nos parages,
Reviennent fatigués d'un voyage au long cours.
Ils ont vu le cap Horn ou les mers boréales ;
Mais les cœurs sont restés sur les grèves natales,
Comptant les jours des mois et les heures des jours.
Du golfe de Biscaye aux passes de la Manche,
Le grand Océan sombre est dans sa fureur blanche ;
Il ne reconnaît pas les navires errants.
Ceux que nous attendons nous arrivent peut-être,
Et pas un astre au ciel ne daigne reparaître :
Tout le ciel est peuplé d'astres indifférents.
Mais de riches lueurs, vertes, rouges et bleues,
Apparaissent en mer, jusqu'à neuf et dix lieues,
Au marin dans la houle et dans la nuit perdu.
D'où vient-elle si tard, cette clarté bénie ?
Est-ce un regard puissant de quelque bon génie ?
Non. — Du bord de l'abîme un homme a répondu.
Quand le ciel éteindra ses étoiles avares,
Pour éclairer l'espoir l'homme a planté des phares
Sur les rocs, les écueils, la pointe des îlots ;
Dès que meurt le soleil, la côte illuminée
Déploie avec lenteur une large traînée
De sa lumière ardente à l'horizon des flots.
Si le ciel est peuplé d'étoiles inutiles,
À Noirmoutiers, Pemmarch ; à Barfleur, aux Sept-Iles ;
À l'avant de la terre, aux roches d'Ouessant ;
Aux dunes de Saintonge, aux deux caps de la Hève,
Partout, à la même heure, une flamme se lève
Et jette dans la nuit un jour éblouissant.
II.
Pour les navigateurs qui s'approchent des côtes,
Un homme toujours sûr veille à ces flammes hautes,
Prisonnier volontaire enfermé dans les tours ;
Et le plus grand vaisseau vient du large sans craindre
Que la lampe du phare un instant laisse éteindre
Le rayon de salut qui doit briller toujours.
Ceux qui gardent le feu, les veilleurs invisibles,
Par les gros temps d'hiver ont des heures terribles :
Sur un roc, détaché du monde des vivants,
Où le nuage pleure, où le flot se lamente. —
Les phares sont debout au cœur de la tourmente,
Dans l'aveugle chaos des lames et des vents.
Il faut avoir le pied marin par intervalles :
Leurs tiges de granit, sous le fouet des rafales,
Oscillent brusquement comme de longs roseaux.
Il semble que parfois la tour déracinée,
Par la rage du vent tout d'un bloc entraînée,
Comme un arbre arraché disparaît dans les eaux.
Mais le phare est solide et tient bon. — L'homme veille !
Tous les bruits de la mer ont usé son oreille.
Il n'entend pas les cris d'oiseaux tourbillonnants,
Hors d'haleine, accourus dans un vol de tempête,
Affolés de lumière à se briser la tête
Aux grands vitrages clairs de ces feux rayonnants.
Comme il ne peut rien voir, il ne peut rien entendre ;
Mais l'oreille est au cœur. — Il croit, à s'y méprendre,
Reconnaître des voix dans le flot déferlant...
Un adieu qui s'éloigne, un long sanglot qui passe...
Il écoute... Quelqu'un heurte la porte basse,
Comme un ami perdu qui frappe en le hélant.
L'étrange illusion du veilleur est si forte
Qu'il bondit pour descendre à sa petite porte,
Dans le débordement des eaux, prêt à l'ouvrir.
Il touche au verrou froid ; — il s'apaise, il remonte,
Songeant qu'à l'horizon plus d'un navire compte
Sur la clarté d'en haut qui ne doit pas mourir.
Elle étouffe son cœur, la pauvre sentinelle,
Dans cette longue nuit qui lui semble éternelle !
Une bande grisâtre annonce enfin le jour.
Le ciel blanchit au large. — On voit clair. — La marée,
Comme un mince fil bleu, s'est au loin retirée ;
Et l'homme, respirant, s'échappe de sa tour.
III.
J'aime à penser à vous, lampes si bien gardées,
Comme au symbole pur des plus saintes idées
Que Dieu jette au foyer d'un cœur simple et fervent.
Si la Foi n'est qu'un mot, et l'Espérance un doute ;
Si, par la nuit, un peuple est surpris dans sa route,
Quelques hommes, pour tous, gardent le feu vivant.
On ne sait pas le nom de ces êtres paisibles ;
Dans le grand bruit du siècle ils passent invisibles,
Des plus riches clartés humbles distributeurs.
Mais la postérité les compte et les salue ;
Elle est juste et courtoise aux gens de race élue
Qui de la vérité se firent serviteurs.