Poésie : Lits-clos
Titre : Lits-clos
Poète : Charles Le Goffic (1863-1932)
Vous m'avez montré dans votre antichambre,
Luxueux fouillis d'objets d'entrepôt,
Un grand lit de Scaër aux tons de vieil ambre,
Mué par votre art en porte-chapeau.
Mais les lits sculptés de Basse-Bretagne,
Même les lits-clos du temps d'Henri deux,
Dans ces nids de soie où l'ennui les gagne
Sentent comme un deuil flotter autour d'eux.
Ils n'étaient pas faits pour ces belles choses :
Un fruste artisan, dans leur bois grossier,
Tourna des fuseaux, évida des roses
Et grava son nom sur le banc-dossier.
C'était quelque pâtre, un marin peut-être,
Bloqué par l'hiver sous son toit de glui ;
L'outil, dans son poing, mordait en plein hêtre,
Et sa mère-grand filait près de lui.
Et, tandis qu'aux doigts de la bonne femme
S'étirait la laine ou le fil écru,
Un rêve, il est vrai, chantait dans son âme,
Mais non pas celui que vous avez cru.
Ni rêve d'argent, ni rêve de gloire.
D'autres, l'œil en feu, s'en allaient cueillir,
Guidés par Coulomb aux rives de Loire,
Le vert plant qui garde un nom de vieillir ;
Ou bien se louant pour un vil salaire
Chez quelque huchier du pays gallot,
Pliaient au canon d'un strict formulaire
Leur art ingénu, mystique ou falot.
Lui rêvait d'offrir à sa fiancée,
Pour le jour prochain qui les unirait,
Ce meuble fleuri comme sa pensée,
Comme elle accueillant, profond et discret.
Il l'imaginait dressé près de l'âtre,
Sous ses beaux draps blancs, rugueux et cossus,
Avec son buis vert et ses saints de plâtre,
Madame la Vierge et Monsieur Jésus.
Et de frais rideaux de souple percale
Coulaient de sa frise en plis onduleux :
C'était l'abri sûr et la bonne escale,
Le nid tiède où chante un chœur d'oiseaux bleus.
Ils y goûteraient une paix profonde
Dans le cadre ouvré des panneaux à jour.
Tous deux seraient là comme au bout du monde,
Isolés, perdus dans leur grand amour.
Quand les ajoncs d'or font craquer leurs cosses,
La graine autour d'eux s'éparpille au vent ;
Ainsi jailliraient de ses flancs précoces
Les blonds héritiers dont ils vont rêvant :
Rudes fillots, certes, et tous de même aune,
A qui sourirait, fleur de la Duché,
Dans son justin bleu soutaché de jaune,
Quelque jeune sœur en béguin ruche.
Chaque an sonnerait un nouveau baptême.
Ô muids ! Ô boudins ! Ô guadiguennous !
Mais c'est toi, bon lit, qu'après Dieu lui-même
Béniraient d'abord les heureux époux.
N'est-ce pas chez toi qu'ils ont par avance
Savouré le miel des premiers baisers,
Et n'as-tu pas vu leur double jouvence
Du même rayon dorer tes vieux ais ?
Lit de leurs vingt ans, couche parfumée,
Tu verrais aussi leur déclin pareil,
Et c'est dans ta crypte à tout bruit fermée
Qu'ils s'endormiraient du dernier sommeil.
Mais d'autres viendraient après eux, puis d'autres,
Surgeons vigoureux du vieux tronc penchant.
Pâtres sûr leurs glés, marins sur leurs cotres.
Aucun d'eux tailleur, commis ou marchand.
La foi leur serait un sûr viatique,
Et l'on entendrait ainsi qu'un essaim,
Dans les longues nuits de l'hiver celtique,
Leur peuple futur frémir en ton sein.
Toi près du foyer, comme un patriarche,
Tu verrais passer ces fils d'un moment :
De tes flancs brunis, profonds comme l'arche,
Ils ruisselleraient éternellement.
Telle était, du moins, ta ferme espérance,
Et féal aux tiens, les jugeant féaux,
Tu ne pensais pas qu'aux bourgeois de France
Ils te céderaient pour quelques réaux.
C'est fait. Nos lits-clos de Scaër et de Vannes
S'en sont allés tous du pays breton :
Bétail douloureux, morne caravane,
Vers quel abattoir les conduisait-on ?
Hélas ! Plût à Dieu qu'une main grossière,
Jonchant de leurs blocs le pavé voisin,
Les eût d'un seul coup réduits en poussière !
L'abattoir vaut mieux que le magasin.
Il leur a fallu prendre une autre forme.
De lourds brocanteurs sans style et sans goût
Les ont rapiécés de mélèze ou d'orme
Et d'un brou menteur ont enduit le tout.
Mais, ô vieux débris, j'entends comme un râle
Dans le craquement de vos ais disjoints :
Pieux confidents de l'âme ancestrale,
Nous perdons en vous ses derniers témoins.