Poésie : Les poètes
Titre : Les poètes
Poète : François-Marie Robert-Dutertre (1815-1898)
Ce qu'il nous faut, à nous, pauvres poètes,
Tribu rebelle à tout joug détesté,
C'est une lyre avec des chansonnettes,
C'est le soleil avec la liberté.
Alors qu'on voit tant de larmes amères
Tremper le sol de cette humanité,
Nous voyageons au pays des chimères :
Pour nous le rêve est la réalité.
La, nos esprits vivent toujours en fête,
Dans cet air pur on se sent rajeuni ;
Même des cieux, nous faisons la conquête,
Car notre empire est l'espace infini.
Aux bras émus des blanches walkiries
Les dieux du Nord nous offrent le bonheur,
Et, d'autres fois, nos folles rêveries
D'une houri préfèrent la langueur.
Anges d'Europe ou déesses d'Asie
Qui peuplez tant de paradis divers,
Nous évoquons à notre fantaisie
Vos traits divins dans les cieux entr'ouverts.
Et vous cédez, visions de nos âmes,
A nos désirs toujours inassouvis,
Quand, résistant à nos terrestres flammes,
Tant de beautés nous tiennent asservis.
Comme un collier dont la perle s'égrène,
Chaque heure enlève un plaisir à nos cœurs,
Mais nous aimons la muse souveraine,
Et des ennuis nos amours sont vainqueurs.
Ce qu'il nous faut, à nous, pauvres poètes,
Tribu rebelle à tout joug détesté,
C'est une lyre avec des chansonnettes,
C'est le soleil avec la liberté
Lorsque le crime a subjugué le monde,
Quand le flatteur brûle un encens vénal,
Pour protester de sa haine profonde
Nait un poète, un bouillant Juvénal.
Il montre à tous les rouges hécatombes ;
Du drap funèbre il soulève un lambeau,
Et jusqu'au fond des noires catacombes
La vérité va porter son flambeau.
Et si parfois, jugé dans un prétoire,
Il voit tirer le verrou d'un cachot,
Sa main saisit le burin de l'histoire,
Arme acérée autant qu'un javelot ;
Puis, essuyant quelques larmes furtives,
Le prisonnier, reprenant ses accents,
A dans la voix des gammes si plaintives,
Qu'il assombrit le front des tout-puissants.
Ô souverains, renversez vos bastilles !
Car, après Dieu, c'est nous qui vous jugeons ;
Nos vers ailés, qui franchissent les grilles,
Volent plus loin du sommet des donjons.
Nous voudrions toujours, joyeux prophètes,
N'avoir jamais que la gloire à chanter,
Et nous n'aimons à prévoir les défaites
Que dans le but qu'on les puisse éviter.
Ce qu'il nous faut, à nous, pauvres poètes,
Tribu rebelle à tout joug détesté,
C'est une lyre avec des chansonnettes,
C'est le soleil avec la liberté.