Poésie : La perle
Titre : La perle
Poète : Henri-Frédéric Amiel (1821-1881)
Jadis des célestes lambris
Tombée à la vague profonde,
Entre les joyaux de ce monde
Brille une perle de grand prix.
C'est la plus belle et la plus rare
Qui jamais éblouit les yeux ;
Mais, hélas ! un destin bizarre
S'attache au bijou précieux.
D'une passion immortelle
Pour elle tout cœur est épris ;
Dans tout ce qu'il aime, c'est elle,
C'est toi qu'il veut, perle de prix.
Et, de ce côté de la vie
Tant qu'il respire et vit d'espoir,
Perle dont son âme est ravie,
Partout l'homme aussi croit te voir.
Mais, tel que ces preux d'un autre âge
En quête d'un vase enchanté,
Il ne conquiert que ton image
Et jamais ta réalité.
Rêve trompeur, comme un nuage
Doré des feux de son amour,
Tu fuis, il vole et le mirage
Expire et renaît chaque jour.
Cette illusion décevante
Tient fasciné tout œil humain ;
Chaque matin le jour se vante,
Mais pour pleurer le lendemain.
N'importe ! sur toutes les routes,
Sur tous chemins, sur tous sentiers,
Malgré mille échecs, cent déroutes,
Toujours courent les chevaliers.
Par les routes de la richesse
Ou par les chemins du plaisir,
Par les sentiers de la sagesse,
Ils vont, ils vont pour te saisir.
Toujours plus ardents à poursuivre.
La perle rare et de grand prix,
La plupart, en cessant de vivre,
Pensent encor l'avoir surpris.
Insensés ! fouillez bien la terre,
La perle était dans votre cœur ?
Trésor qu'entoure un saint mystère,
Perle, qu’es-tu donc ?... Le BONHEUR.
Pour le mortel comme pour l'ange,
Soit dans ce monde soit aux cieux,
Le bonheur est toujours étrange,
C'est son signe mystérieux.
Dans sa lumière Dieu se voile,
L'allégresse étourdit le cœur ;
Il faut la nuit pour voir l'étoile,
Les larmes pour voir le bonheur.
Le vrai bonheur est le martyre
De tout bonheur frivole et vain ;
Il nous effraie, il nous attire,
Il est terrible, il est divin.
L'oiseau sent frissonner son aile
Sur les bords de l'immensité ;
Le temps, à la fuite éternelle,
Frémit devant l'éternité.
Rien ne veut mourir. Tourmentée
Par l'angoisse de l'infini,
Quand il s'entr'ouvre, épouvantée,
L'âme a tremblé... peur de banni !
Va, ne crains point un maléfice !
Ce qui te fait peur, c'est ton bien.
Dans la flamme du sacrifice
Dieu réside ; enfant, ne crains rien !
Le vrai bonheur est un abîme,
Un héroïsme douloureux ;
Et s'il ne te rend pas sublime,
C'est qu'il ne te rend pas heureux.