Poésie : Le Cabin Boy
Titre : Le Cabin Boy
Poète : Joseph Autran (1813-1877)
Dans un vaisseau qui des terres
Fuit toujours le bord lointain,
Sur les vagues solitaires
Je naquis un beau matin.
Le baptême d'une lame
Répandue à triple seau
Vint, dit-on, me laver l'âme
Et le corps dans mon berceau.
Le Dieu que je prie
A fait ma patrie
Des flots spacieux ;
Je n'ai vu du monde
Que l'azur de l'onde
Et l'azur des cieux !
On m'a parlé d'une mère
Qui me créa, pauvre et nu :
Sa tombe fut l'onde amère
Trois jours après moi venu.
Ce qu'on appelle une femme,
Est-ce un corps aérien ?
Est-ce un nuage, est-ce une âme ?
Seul encore, je n'en sais rien.
Ma frégate, dont la quille
Creuse son lit dans les flots,
Semble une immense coquille
D'oiseau sur la mer éclos.
Grandissant dans la tempête,
Marin digne d'Albion,
J'eus pour sœur une mouette
Et pour frère un alcyon.
Vers quelque rive qu'elle aille,
Notre flottante prison
Entend des bruits de bataille
Retentir à l'horizon ;
Et chaque souffle qui passe,
Zéphyr ou vent en fureur,
Semble nommer dans l'espace
Napoléon l'empereur !
Pour défendre l'Angleterre,
Arsenal de nos vaisseaux,
Ma belle frégate en guerre
Depuis dix ans tient les eaux :
Et moi, servant un empire
Seulement connu de nom,
Depuis neuf ans je respire
Dans la poudre du canon.
Enfant malgré moi sauvage,
Sur les flots toujours porté,
Je n'ai touché le rivage
D'aucun pays habité.
Que je veille ou que je dorme,
La terre, qui fait songer,
N'a pour moi pas d'autre forme
Qu'un nuage passager.
Parfois, aux confins des vagues,
Un continent apparaît ;
J'entrevois des formes vagues,
On dit : c'est une forêt !
C'est un cap ! Ou bien encore
Des clochers et des maisons !
Mais bientôt tout s'évapore,
Tout retombe aux horizons !
Les vieux patrons, dans nos veilles,
Me racontent chaque soir
Des prodiges, des merveilles
Qu'un jour enfin j'irai voir ;
Puis, couché sur les antennes,
Comme un oiseau sur le vent,
Mille visions lointaines
M'apparaissent en rêvant.
Que de choses inconnues,
Quel monde étrange, inouï,
Songeur bercé dans les nues,
Je vois d'un œil ébloui !
Ah ! Pour savoir de mon rêve
S'il est fidèle ou s'il ment,
Vienne enfin, vienne la trêve
Suspendre notre armement...
— Ainsi, relevant sa taille,
Chantait l'enfant svelte et blond,
Quand tout à coup la bataille
Fondit encore sur le pont.
Choc funeste au brave mousse :
On le vit, près d'un sabord,
Exhaler son âme douce
Et redire dans la mort :
Le Dieu que je prie
A fait ma patrie
Des flots spacieux ;
Je n'ai vu du monde
Que l'azur de l'onde
Et l'azur des cieux !