Poésie : Romance mauresque
Titre : Romance mauresque
Poète : Victor Hugo (1802-1885)
Don Rodrigue est à la chasse.
Sans épée et sans cuirasse,
Un jour d'été, vers midi,
Sous la feuillée et sur l'herbe
Il s'assied, l'homme superbe,
Don Rodrigue le hardi.
La haine en feu le dévore.
Sombre, il pense au bâtard maure,
A son neveu Mudarra,
Dont ses complots sanguinaires
Jadis ont tué les frères,
Les sept infants de Lara.
Pour le trouver en campagne,
Il traverserait l'Espagne
De Figuère à Setuval.
L'un des deux mourrait sans doute.
En ce moment sur la route
Il passe un homme à cheval.
— Chevalier, chrétien ou maure,
Qui dors sous le sycomore,
Dieu te guide par la main !
— Que Dieu répande ses grâces
Sur toi, l'écuyer qui passes,
Qui passes par le chemin !
— Chevalier, chrétien ou maure,
Qui dors sous le sycomore,
Parmi l'herbe du vallon,
Dis ton nom, afin qu'on sache
Si tu portes le panache
D'un vaillant ou d'un félon.
— Si c'est là ce qui t'intrigue,
On m'appelle don Rodrigue
Don Rodrigue de Lara ;
Doña Sanche est ma sœur même,
Du moins, c'est à mon baptême
Ce qu'un prêtre déclara.
J'attends sous ce sycomore ;
J'ai cherché d'Albe à Zamore
Ce Mudarra le bâtard,
Le fils de la renégate,
Qui commande une frégate
Du roi maure Aliatar.
Certes, à moins qu'il ne m'évite,
Je le reconnaîtrais vite ;
Toujours il porte avec lui
Notre dague de famille ;
Une agate au pommeau brille,
Et la lame est sans étui.
Oui, par mon âme chrétienne,
D'une autre main que la mienne
Ce mécréant ne mourra.
C'est le bonheur que je brigue...
— On t'appelle don Rodrigue,
Don Rodrigue de Lara ?
Et bien ! seigneur, le jeune homme
Qui te parle et qui te nomme,
C'est Mudarra le bâtard.
C'est le vendeur et le juge.
Cherche à présent un refuge ! —
L'autre dit : — Tu viens bien tard !
— Moi, fils de la renégate,
Qui commande une frégate
Du roi maure Aliatar,
Moi, ma dague et ma vengeance,
Tous les trois d'intelligence,
Nous voici ! – Tu viens bien tard !
— Trop tôt pour toi, don Rodrigue,
À moins qu'il ne te fatigue
De vivre... Ah ! la peur t'émeut,
Ton front pâlit ; rends, infâme,
À moi ta vie, et ton âme
À ton ange, s'il en veut !
Si mon poignard de Tolède
Et mon Dieu me sont en aide,
Regarde mes yeux ardents,
Je suis ton seigneur, ton maître,
Et je t'arracherai, traître,
Le souffle d'entre les dents !
Le neveu de doña Sanche
Dans ton sang enfin étanche
La soif qui le dévora.
Mon oncle, il faut que tu meurs.
Pour toi plus de jours ni d'heures !...
— Mon bon neveu Mudarra,
Un moment ! attends que j'aille
Chercher mon fer de bataille.
— Tu n'auras d'autres délais
Que celui qu'ont eu mes frères ;
Dans les caveaux funéraires
Où tu les as mis, suis-les !
Si, jusqu'à l'heure venue,
J'ai gardé ma lame nue,
C'est que je voulais, bourreau,
Que, vengeant la renégate,
Ma dague au pommeau d'agate
Eût ta gorge pour fourreau.
Le 1er mai 1828.